057- J'garde toute pour moi - par Simone de l'Abreuvoir

Ma mère a toujours toute GARDÉ. 
Toute. 
T-O-U-T-E. 
Toute pouvait resservir. Les bouteilles de plastique, en verre, le papier que d'un côté on peut encore écrire ou dessiner dessus. A tel point qu'un jour elle m'a demandé de découper des bouttes de feuilles de papier encore blanc dans des feuilles de papier majoritairement déjà utilisées des deux bords pour avoir des bouttes de papier utilisés rien que d'un bord, pis en plus c'tait nice parce que ça en ferait de plein de formats différents… Pis j'peux te dire que déjà à cette époque-là, le tiroir à papier utilisés rien que d'un bord, genre deux pieds et demi de long sur un et demi de large, il était déjà pas mal plein. 20 ans plus tard, ce tiroir continue à plus fermer, mais en fait y a comme un équilibre qui se fait, entre utilisation et GARDAGE - parce qu'elle s'en sert, pour écrire dessus, à tel point qu'elle mange juste 250 feuilles propres des deux bords par année alors qu'elle est prof tsé pis qu'elle écrit ses cours à la main…

Elle a tellement toute gardé que y a encore plein de vêtements de quand j'étais kid dans son garde-robe, pis tant qu'à ça j'en ai repogné quelques uns… Fait que tu le sais pas, mais ben souvent je porte une chemise que j'ai depuis que j'ai 11 ans. C'parce que j'ai pas mal GARDÉ ma shape de kid. Desfois j'aime bien son gardage. Quand je reviens à maison, j'peux retrouver toute ma vie d'avant que je parte de chez elle. Mon premier doudou, je l'ai. J'crois qu'elle est un peu traumatisée, parce que quand elle est partie de sa Pologne natale, ses parents pis sa famille, ben pragmatiquement, se sont dit que ses cossins d'enfant allaient plus lui servir à 2000 km de d'là, pis y ont jeté toute ce qu'ils pouvaient. Sans méchanceté là, pour faire de la place. Mais ça y a quand même dû y faire une ptite crotte au cœur.

Moi c'est pas tout à fait pareil. En fait j'ai ptete même développé la maladie inverse. J'garde vraiment pas grand-chose. En fait y a un truc qui s'est passé, aussi. Ptete deux.

One, chu partie à l'étranger avec juste une valise, pour un an. Mais j'étais pas mal à l'aise avec l'opération en fait, j'ai pas eu à refaire ma valise trop de fois. Pis, bon, ça fait dix ans j'suis dans ce pays à une valise. Mais y a quand même eu quelques allers et retours. Quand même. Mais, depuis ces dix ans, les gens avec qui j'ai déménagé ou qui m'ont aidée à déménager le savent, c'est pas long un déménagement avec moi : mon but est de tenir toute mon stock dans une van. Je m'y suis tenue à date. Tiens, en fait, un rêve que j'ai pas mal gardé depuis toute ptite jusqu'à maintenant, même si je fais rien pour, c'est justement vivre dans une van pis rouler tout l'temps. Mais sérieusement, j'y garde pas grand-chose dans ce pays à valises. J'ai un peu même du mal à garder des amis. Je checke ça, avec les années, je devrais avoir des gens autour de moi qui me connaissent à fond, parce que tsé, 10 ans, mais en fait j'perds tellement toute qu'on s'est probablement pas vu assez souvent pour qu'ils me connaissent pour vrai. Fait que ça, c'est un peu weird, mais je crois que ça fait que je garde mon ombre, mais j'ai perdu la shape, tsé le body, qui provoque l'ombre. Faut pas charrier, même depuis avant facebook-instagram-pis-les-selfies, c'est quand même grâce aux autres qu'on arrive à shaper ce qu'on est, ce qu'on vaut, ce à quoi on est bon, et l'inverse aussi, pis qu'on peut GARDER c'te shape-là, qui est ptete aussi difficile à garder que celle de tes fessiers pis des miens. J'ai pas le même crowd ici pis là-bas d'ailleurs, ce qui fait que j'ai pas la même shape d'un pays à l'autre. J'aime bien ma shape de là-bas, en fait, elle est légèrement plus définie que l'ombre que je suis ici, y a de quoi que j'ai gardé, de tous ces gens là-bas. Mais, à distance, ce que les gens réussissent à garder de moi ne réussit pas à me faire garder en moi cette belle shape, ici. On s'entend que les racines, ça prend pas tant de place que ça, mais si t'en as pas, on sent le vide assez fort. Mais en fait je crois pas que c'est dans une valise que j'ai perdu le body de l'ombre.

Y a autre chose. Un jour, un soir en fait, une nuit même, criss que cette nuit a été longue. Long story short, une scène de jalousie avec un gars chez qui j'avais emménagé un peu vite, pis qui l'avait pris pas pire parano ce soir-là, et qui m'a toute jeté mon stock parce qu'il était pas full d'humeur à attendre au lendemain pour que je décalisse de chez lui. J'ai réussi à récupérer du stock, mais il avait bien faite ça : il a détruit, réduit en miettes, et nan je parle pas au sens figuré, du stock, pas grand-chose en quantité, mais check comment qu'il savait où frapper pour pas se faire oublier : ma guitare, toutes les vêtements que j'avais fabriqués, mes cahiers, mes écrits, mes lettres (l'époque où j'avais encore des lettres…) et mon disque dur, avec mes textes, mes tounes, mes sessions Live Cubase whatever de mes tounes…

Pis tsé quoi… en fait c'est pas mal depuis ce temps-là que… 
J'garde toute pour moi.

Niveau objets, je me débarrasse de toute, avec des rushs, quand ça va vraiment pas, tsé le grand vidage à saveur symbolique un peu suicidal. Me suis débarrassée de mon meilleur ami : mon piano, y a deux ans, rush de criss-que-j'file-pas-wtf. Pis j'en ai pas racheté, me sens assez coupable d'avoir crissé mon piano pis une couple d'autres trucs avec lesquels j'aurais encore pu créer : machine à coudre, un beau mannequin réglable que j'avais, une guitare 12 cordes que si je l'avais fait réparer elle aurait valu 1000 piasses… Elle, je l'ai donné pour une bouteille de vin à quelqu'un qui était prêt à la remettre en shape. Fait que je suis toujours pas capable de me racheter de quoi, même si en fait j'pourrais pas mal le faire demain matin. Mais j'suis pas capable de m'acheter le criss de piano, ou un quelconque instrument de création. Parce que les guitares qui me restent, j'y touche plus ben ben, pis je m'dis que ce serait du gaspille, parce que…

J'garde toute pour moi.

Mes poèmes, mes compos, mes dessins, mon roman, mes nouvelles, mes articles, pas grand monde le sait à c't'heure que j'ai fait des tounes, que j'essaye encore d'en faire, mais que ça sort plus qu'en bouttes de quatre mesures. Personne le sait à quel point j'écris, toute est dans des cahiers que je cache, et surtout dans mon disque dur. Tu verrais mon gardage, dans mon fucking disque dur. T'alignes toute ça y a au moins mille pages. Mes poèmes, j'fais rien pour les faire lire à personne. Je fais plus rien pour les partager. Desfois je les lis, tous ces trucs sans public parce que j'ose crissement plus me crisser devant public pour montrer les meilleurs bouttes.

Parce que je garde toute pour moi. Pis j'ai beau pouvoir vivre dans un truck tellement j'ai rien, j't'au bord d'imploser tellement j'suis plus capable de toute garder pour moi.

Le meilleur truck à vidanges que j'ai trouvé, et bien avant cet épisode de vidage involontaire, c'était la scène, la création. J'avais les clés de c'te truck-là. J't'incapable le démarrer à c't'heure, ou bedon il roule en première sur 20 mètres pis y stalle encore. Le plus souvent, j'te jure j'ai peur de me montrer, d'arrêter de toute garder pour moi.

Fait que je vide mes choses pour me punir de toute garder pour moi.

Pis tsé ce qui se passe ? Le gardage à l'intérieur = le vide intérieur.

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Texte par Simone de l'Abreuvoir